Devenu ce mercredi président et CEO par intérim pour l’Europe et le Royaume-Uni de Liberty Steel, Roland Junck a une des visions les plus aiguisées sur la sidérurgie. Le Luxembourgeois en a connu toutes les époques et tous les succès. Son pari? Une approche plus régionale et plus verte.
Arbed. Arcelor. ArcelorMittal. British Steel. Et maintenant le nouveau conseil d’administration de Liberty Steel, le nouveau propriétaire des sites d’ArcelorMittal à Dudelange et Esch. Sa carte de visite est l’une des plus impressionnantes du milieu.
À 64 ans, Roland Junck est un vétéran qui a accepté ce poste avec la conviction qu’une fois encore il pourrait modestement écrire une nouvelle page de cette industrie qu’il aime tant, la sidérurgie. Comment? En revenant à une approche plus régionale que globale et en profitant que le huitième producteur mondial d’acier, Liberty Steel, ait besoin et envie de se reconfigurer sur ces deux bases-là.
Mais le premier challenge de ce marathon, prévient celui qui parle de «Monsieur Mittal», est de survivre. Interview par téléphone, confinement oblige.
M. Junck, vous voilà embarqué dans l’aventure d’un groupe qui veut compter dans une industrie difficile, la sidérurgie! Comment vous retrouvez-vous là, à ce poste de président et CEO par intérim pour l’Europe et le Royaume-Uni?
Roland Junck. – «J’ai lutté pendant trois ans chez British Steel pour faire vivre un actif qui n’était pas dans ses meilleures conditions et qui n’avait pas nécessairement tous les moyens dont disposent des groupes plus riches. J’étais essentiellement basé en Angleterre avec un marché européen, ce qui, dans les discussions autour du Brexit, a finalement conduit à une réduction drastique des commandes, plus toutes sortes de problèmes au niveau allocations de CO2, etc. Ces trois années ont déjà été un vrai défi.
Sanjeev Gupta, que je connais depuis un certain nombre d’années, m’avait demandé l’an dernier de passer trois ou quatre mois dans son groupe, de regarder l’ensemble des activités, en Angleterre, en Europe, en Australie ou aux États-Unis et de lui donner ma vision et mes recommandations. Le constat des challenges, déjà bien avant le Covid-19, les points positifs et négatifs, sous tous les aspects, gouvernance, organisation générale, tout ce qui touche une société. C’est ce que j’ai fait. À mes yeux, il fallait deux choses: d’un côté, des responsabilités régionales, en Europe, en Australie et éventuellement aux États-Unis, même si en termes de taille, ce n’est pas la même chose. D’un autre côté, il fallait un niveau supérieur, où l’on puisse discuter et organiser des points communs.
Il est arrivé à la même conclusion et s’est dit que ce serait la structure basique pour Liberty Steel, avant de me demander si je voulais prendre part à cette aventure. En connaissance de cause, je dois dire. Parce qu’ayant passé en revue tous les actifs, tous les processus, toutes les formes d’organisation, je connais assez bien les opportunités. C’était essentiellement prévu au niveau du groupe. Dans ce contexte, l’Europe est un endroit avec une situation très spéciale. D’où la demande que je sois président pour l’Europe et que j’exerce le rôle de CEO par intérim pour l’Europe. Ce n’est pas que je sois porté spécialement sur cette fonction, j’ai été CEO d’entités plus importantes.
Ce qui m’a convaincu, c’est le problème additionnel induit par l’épidémie de Covid-19. Chacun aimerait aider quelque part et comme je ne suis ni médecin ni personnel soignant, je me suis dit que la manière dont je pouvais aider le plus, c’était dans le domaine sidérurgique. Les difficultés en Europe étaient déjà présentes l’année dernière, à cause de beaucoup de facteurs, que ce soit le Brexit ou les difficultés du secteur automobile. La situation s’est aggravée significativement avec le coronavirus. C’est peut-être l’endroit où je peux contribuer.
Mais vous avez déjà fait une belle carrière, vous avez été à la tête de beaux groupes, dont Arcelor puis ArcelorMittal, est-ce qu’il fallait vraiment que vous vous engagiez encore?
«C’est vraiment personnel! J’aime l’industrie. J’aime l’acier. Je le vois sur des niveaux complètement différents, comment la production de masques ou d’appareils médicaux a été endommagée par une certaine globalisation. La dépendance de régions entières et de pays entiers de sites de production qui sont très très loin, ça m’a convaincu… Ce n’est plus ma carrière qui m’intéresse, mais ma contribution qui m’intéresse. Pas à une entreprise de taille plus ou moins grande, mais ce que je peux apporter à essayer d’améliorer les choses.
J’ai toujours été fasciné par la vision à moyen terme qui est celle du CO2 neutre en 2030. Parmi les conclusions de mon analyse, comme ce groupe avait besoin de se restructurer, de se reconfigurer industriellement, avec cette vision-là, on peut le faire dans le bon sens, celui d’un acier plus durable. La durabilité est la dimension principale. Dans ce groupe, il y a une vision pour le faire et un patron qui y croit. Nous avons 10 ans. Nous devons faire en sorte que ce trajet puisse se faire. La vision n’est pas la seule à compter, il faut pouvoir suivre ce chemin. Le cadre étant ce qu’il est, le propriétaire étant ce qu’il est, la vision étant ce qu’elle est, je me suis dit que cela valait la peine.
Je me doute bien que parler chiffres va être difficile, mais quels sont les objectifs que vous vous êtes fixés? À quel moment vous vous direz «j’ai réussi dans la mission que j’ai acceptée»?
«Première chose, l’industrie sidérurgique est dans une crise vitale. Mon premier objectif est la survie, faire en sorte qu’il y ait dans les différents sites et entre les sites une orientation et des initiatives telles que cet outil puisse survivre sans trop de dommages. Cette année-ci s’inscrit déjà dans cette philosophie. Vous pouvez l’appeler ‘crisis management’ ou vous pouvez l’appeler comme vous voulez, la survie de ces outils est très importante.
Il ne faut pas oublier que la plus grande partie de ces outils, abstraction faite de la partie anglaise qui a ses propres défis à cause du Brexit à venir, sont encore assez jeunes chez Liberty Steel. Ce sont des unités que la Commission européenne a obligé ArcelorMittal à vendre dans le cadre de l’acquisition d’Ilva, en Italie. Nous devons non seulement les intégrer, mais trouver un fonctionnement optimal en Europe avec une organisation qui permette de réaliser des synergies s’il y en a, de permettre aux unités de bien se positionner dans le marché. Avant, ces usines avaient une marge d’action limitée parce qu’elles faisaient partie d’un grand groupe, ce qui est logique. Maintenant, ce sont des unités dans un cadre différent auxquelles on veut permettre de se développer correctement, de se reconfigurer correctement, avec une gouvernance claire, pour que tout futur CEO puisse retrouver une organisation qui fonctionne.
Je ne vais pas vous donner de chiffres, parce que personne n’est vraiment capable de dire ce qui se passe ni comment les prix vont évoluer, quelle est la durée du confinement, quelle sera la réaction de nos clients, combien d’entre eux vont survivre, quels sont les supports réels apportés par les gouvernements. La visibilité est tellement réduite qu’il faut optimiser les productions, probablement en les baissant, s’adapter semaine par semaine au marché et suivre ce qui se passe. D’une vision à 10 ans, nous sommes déjà dans une approche tactique, semaine par semaine. C’est valable pour toute la sidérurgie, mais aussi probablement pour de nombreux secteurs.
Quand Liberty Steel a commencé à discuter avec ArcelorMittal de la reprise des sites, notamment luxembourgeois et belges, on avait un peu de mal à comprendre ce que voulait faire ce groupe, qui allait bénéficier pendant un temps encore des produits phares d’ArcelorMittal. Comment pourrez-vous développer de nouveaux produits dans un contexte si difficile?
«Il faut faire la différence entre la partie transformation, essentiellement Esch et Dudelange, dont la clé est un approvisionnement compétitif en matière première, et une transformation efficace, avec un minimum de coûts et une présence commerciale renforcée dans ces marchés naturels. Certes, et j’en suis très content, il y a un accord de fourniture avec ArcelorMittal, mais il y aura graduellement un développement d’autres sources de fourniture, des usines intégrées du groupe ou de fournisseurs extérieurs. Le but, clairement: le meilleur approvisionnement en termes de coûts, les meilleurs coûts de transformation et une approche commerciale spécifique.
Roland Junck, président et CEO par intérim Europe et UK chez Liberty Steel
Pour les sites intégrés, c’est la configuration industrielle et le passage partiel à une flexibilité plus grande. Aujourd’hui, ce sont des sites basés sur la fonte, sur les minerais de fer et le charbon. Ce sont des sites assez flexibles, surtout celui de République tchèque, dans l’utilisation de ferraille. Les coûts électriques et de ferraille qui sont les plus importants ne sont pas constants. En fonction de l’évolution des prix des uns et des autres, il faut augmenter la flexibilité pour avoir le plus d’acier liquide possible.
Historiquement, au temps d’ArcelorMittal, l’usine de Pologne fait ses produits pour ses marchés, pareil pour l’usine tchèque et c’est bien délimité pour ne pas se tirer dans les pattes. Ces usines vont pouvoir développer les produits où elles sont fortes, les marchés où elles veulent être présentes. Elles doivent améliorer leurs performances et leur niveau de qualité, pour accéder à des marchés à valeur supérieure et idéalement plus proches. Aujourd’hui, beaucoup d’expéditions doivent se faire à de grandes distances parce que la demande d’autres segments de marché est plus proche, mais la qualité des produits ne suffit pas. Soit à base de hauts fourneaux, soit à base de fours électriques, ce qui est encore une fois en ligne avec la volonté de produire un acier durable: la partie de recyclage va devenir plus grande. J’espère que le coût logistique et les distances à parcourir vont baisser.
Cette stratégie vaut aussi pour les unités luxembourgeoises, j’imagine? L’inquiétude a été assez élevée à l’arrivée de Liberty Steel, les 100 millions d’euros d’investissement à Dudelange et à Liège semblent avoir un peu calmé les craintes…
«Je comprends les deux côtés. On est aujourd’hui dans un moment d’incertitude maximale. Le ‘projet 2030’ se fera par étape. Même un marathon a 40 étapes. Le moment est difficile, mais ça ne change rien au but, juste au niveau des efforts à réaliser. Après 40 ans dans ce secteur, ce n’est pas la première fois que je vois ces situations, même si celle-ci est probablement la plus dure que j’ai vue. Même supérieure à 2008. Il faut quand même continuer à marcher à une vitesse différente sur la route qu’on a tracée.
À cause du Covid-19, les installations ont été arrêtées, il y a eu beaucoup d’absences du côté du personnel, en possession de certificats médicaux ou autres. La pression pour revenir travailler va s’accentuer. Nous faisons un monitoring continu pour le redémarrage. Les activités luxembourgeoises, comme je les vois, sont assez bien positionnées, en termes de produits et de résultats. Je me ferais moins de souci, même si elles font partie d’un ensemble plus grand.
J’allais vous parler de votre vision de la sortie de cette crise, mais je comprends que la dimension régionale de votre vision est déjà une réponse. Même quand ce secteur ne parle souvent que de la surproduction chinoise…
«Ça reste un gros problème. La combinaison entre une Chine qui continue de produire et des limitations au niveau du minerai de fer nous a mis dans une situation compliquée où le minerai est beaucoup plus cher. La Chine accumule des produits et ça restera une menace importante parce que la consommation en Europe va être très basse.J’ai beaucoup appris dans les discussions avec M. Mittal et je reste convaincu que même si ce n’était pas mon scénario favori, ce qu’il a fait était exceptionnel et probablement le pic de la consolidation mondiale.
Mais ce n’est pas la peine d’aller jusqu’en Chine… Si vous regardez la dévaluation du rouble, les importations russes vers l’Europe sont à des prix qui frôlent les prix des coûts variables des usines européennes, parce que la hausse du coût de la matière première ne les touche pas, ils ont leur matière première. Pareil avec les importations turques, qui sont soit issues de filières électriques, soit de filières intégrées à des coûts très très bas. Ce sont deux challengers importants.
Dans le bassin méditerranéen, où il y a aussi des usines de Mittal, la pression sur les prix est énorme. Sans parler des chaînes d’approvisionnement qui ont été interrompues en Europe et surtout deux secteurs, l’automobile, qui avait déjà des problèmes, et la construction, sont à l’arrêt. Les mois à venir ne seront pas roses.
Quand vous regardez rétrospectivement votre carrière, quel regard vous portez sur vos différentes fonctions, sur ArcelorMittal, et qu’est-ce que ça peut vous inspirer pour l’avenir?
«J’évite toujours de me poser cette question. Je n’ai jamais été fasciné par une carrière. Mais par le monde de l’industrie, par le monde des métaux et celui de la sidérurgie. J’ai toujours voulu faire ce qui me plaisait le plus. J’ai toujours été convaincu que c’est là, et en fonction des circonstances, que je pouvais amener le plus.
Parmi les moments où j’ai été très heureux dans ma vie professionnelle, il y a par exemple celui où, en tant que jeune ingénieur, j’ai été en charge des tréfileries acier à Bissen, quand j’ai repris au nom de l’Arbed, au cours de la privatisation, la sidérurgie espagnole, Aceralia, avec laquelle nous avons créé Arcelor avec Arbed et Usinor Sacilor.
J’ai été moins… moins content de l’évolution d’Arcelor et surtout de la réunion avec ArcelorMittal, mais, avec le recul, je pense que j’ai beaucoup appris dans les discussions avec M. Mittal et je reste convaincu que même si ce n’était pas mon scénario favori, ce qu’il a fait était exceptionnel et probablement le pic de la consolidation mondiale. Il n’y a plus eu de mouvement pareil après. J’étais optimiste en pensant qu’il y aurait un changement de paradigme, que maintenant, le monde était meilleur. J’ai malheureusement compris que ce n’était pas le cas. Les problèmes de la sidérurgie se sont reposés comme ils se posent depuis leur origine. Ça n’a pas vraiment changé le monde.
British Steel m’a fortement intéressé parce qu’ils avaient des produits et une belle renommée sidérurgique. À l’inverse, les investisseurs purement financiers n’ont pas vraiment leur place seuls, dans ce monde-là, il faut des industriels, avec une vision. Et c’est là où je suis maintenant. Ce qui me fascine, c’est de voir que la demande d’acier continue d’augmenter. C’est un matériau dont le monde aura toujours besoin. La part de l’industrie européenne dans la sidérurgie me déçoit un peu, mais ça reste un pilier d’une économie. Je suis plutôt d’accord avec Bruno Lemaire quand il dit qu’il ne s’agit pas de remplacer le vieux monde par un nouveau monde.
Justement, avec les ambitions climatiques antérieures à cette crise et la définition de plans nationaux, on continue à voir s’affronter ces deux camps. L’industrie n’utilise pas les meilleures technologies disponibles, disent les uns. Elle n’en a ‘seulement’ pas les moyens financiers, répondent les autres. Où vous situez-vous?
«Vous savez qui a inventé la caméra digitale? Un ingénieur de Kodak! Mais Kodak avait investi tellement de capital dans ses usines pratiquement chimiques de fabrication de films pour la photographie argentique qu’on lui a dit d’oublier l’idée.
Il y a certainement beaucoup de capital qu’on ne peut pas remplacer. Ce qui m’a plu avec Liberty Steel, c’est qu’il faut faire des reconfigurations importantes et donc de toute façon faire des changements. Pourquoi ne pas aller dans cette direction-là. C’est une opportunité, j’y crois. Pour y arriver, c’est un long chemin. Ça m’a convaincu que la production de CO2 n’est pas le seul critère, mais qu’il y a une vision différente sur les marchés, locaux et régionaux, avec moins de logistique, moins d’utilisation de ressources ou d’amélioration de productivité.
Du temps de British Steel, j’avais acheté une aciérie en France, Ascoval, dans le but de faire des rails pour les chemins de fer, avec des rails recyclés de la SNCF. Pour avoir des rails verts. Cette tendance va émerger. La pression actuelle est énorme et les capitaux utilisés sont très très importants. Ce n’est pas une question de volonté.»
Source: Paperjam